Contes et légendes de Tunisie – LELLA MANOUBIA
Extrait de :"Histoires Tunisiennes" Jules Affoux édité en 1887.
Lella Manoubia descendait de Mahomet par les femmes ; sa famille avait droit à la couleur verte du prophète et ne se faisait pas faute d’en user. Lella Manoubia n’en tirait pas vanité. Elle avait poussé, sérieuse et sage, sans un seul jour d’indisposition dans son existence.
A treize ans, elle se trouvait la plus jolie créature du monde. Avec de pareils êtres toutes les folies s’expliquent, les aplatissements de l’homme devant la chair sont permis et ce n’est pas trop cher que de payer de sa vie une nuit d’amour. Le jeune homme qui connut ainsi Cléopâtre fut heureux. II s’endormit dans un beau rêve : il se leva de table après un bon morceau. Admit â boire une fois le nectar des dieux, on doit après briser sa coupe si l’on ne veut s’abreuver d’amertume le restant de ses jours.
La merveilleuse Lella Manoubia n’avait aucune idée des perfections qu’elle possédait. Bien plus, à l’âge où l’on peut s’en apercevoir, rien ne vint l’éclairer et l’imprudente jeune fille fit vœu de chasteté, promettant à Mahomet, son aïeul, de vivre et de mourir vierge.
Elle voulut réserver pour les élus du septième ciel les caresses de ses yeux en velours d’Utrecht, ses joues dorées et odorantes comme une mandarine, la suavité de sa gorge de jeune femme, la rondeur de ses bras, les enlacements exquis de ses membres et la fraîcheur glacée de sa peau dont le contact devait renouveler le miracle d’Antée.
A cette époque, ses parents, dans un but intéressé, répandirent le bruit de sa beauté. Un très riche cadi, excité par toutes ces louanges, offrit une somme fabuleuse.
Le père sourit et s’arrangea de façon à lui laisser apercevoir Lella Manoubia la durée d’un éclair. Le cadi, émerveillé, resta muet un instant, puis doubla la somme offerte. Le marché fut conclu.
En vain, Lella Manoubia pleura toutes les larmes de son corps, rappelant le vœu fait à Mahomet. Le père resta inflexible : il fallut obéir. Cependant, Mahomet n’abandonna pas la vierge ; il envoya des avertissements terribles au cadi. D’abord, une de ses femmes, jalouse, tenta de l’empoisonner. Mais le vieux rusé se douta de quelque chose au goût particulier de son café. Il tendit la tasse à la coupable qui but bravement le contenu et mourut de même. Un autre jour, comme il faisait hypocritement sa prière sur la terrasse de sa maison, un croissant gigantesque lui apparut au milieu du ciel. C’était un croissant sanglant qui, par trois fois, abaissa ses pointes vers la terre comme des pointes décidées à saisir la tête du cadi, puis disparut du côté de l’Orient. Ce phénomène aurait dû l’arrêter. Mais il avait au fond de son œil la vision de Lella Manoubia. Et le mariage s’accomplit. Les parents, les amis s’assemblèrent et, au milieu de la fête, le cadi rajeuni se caressait la barbe avec des airs de jeune homme. Lella Manoubia, la vierge dorée, la perle de topaze, avait disparu. Des matrones, agitant au-dessus de leurs fronts le linge blanc, l’avaient conduite dans la chambre où le grand lit attendait . Puis, on prévint le cadi ; il s’éloigna aussi, des rires l’accompagnèrent : « Et le cierge, le cierge » Lui cria-t-on. Le cadi revint : « c’est vrai, je l’oubliais », dit-il. Un parent lui tendit un magnifique cierge. Le cadi avait le droit de rester absent le temps que celui-ci mettrait à brûler. Heureusement, ce cierge était à trois branches et le cadi n’en alluma qu’une à la fois.
Lella Manoubia dormait, une main sur son cœur et l’autre sous sa tête. Le cadi se coucha à côté d’elle, l’appelant « petite fleur de son jardin, rose de son rosier ». Lella Manoubia dormait toujours. « Oh ! la belle épousée qui dort si bien un jour de noces », continua le cadi, et il lui baisa la bouche, buvant un peu de sa respiration. L’haleine de Lella Manoubia l’engourdit. Il se laissa aller sur le flanc, ferma les yeux et s’assoupit. Il fit un mauvais rêve et s’éveilla. La première branche du cierge était consumée. Il se leva pour allumer la seconde. La fête continuait dans la maison, le bruit affaibli lui en arrivait. « Par Allah ! » murmura-t-il, il serait, je crois, temps de commencer.
Il revint au lit. Lella Manoubia ouvrit les yeux et la bouche dans un sourire de bébé adorable. « Oh ! ma sœur », lui dit-elle, si tu savais l’affreux cauchemar que je viens de faire. « Ma sœur !.. », pensa le cadi, quelle est cette drôle de plaisanterie ? « Je rêvais », continua Lella Manoubia, « que malgré mes larmes on m’unissait au cadi ; la cérémonie terminée, on m’avait emmenée dans son lit. Il venait m’y trouver, lorsque je me suis réveillée et je t’ai vue à mes côtés ». « Mais je ne suis pas ta sœur ! » cria le cadi effrayé. « Oh ! Je ne rêve plus », répliqua Lella Manoubia, et, lui jetant ses bras au cou, elle se mit à lui prodiguer des caresses fraternelles.
Le cadi sentit des torrents de lave lui couler dans les veines. Il se souleva sur un coude et poussa un rugissement en apercevant des seins de femme plantés sur sa poitrine.
Il saisit follement Lella Manoubia, la meurtrit dans ses bras ; mais il n’avait plus de l’homme que les ardeurs et les envies, les angoisses douloureuses et terribles d’une impuissance insurmontable. Les matrones impatientes arrivèrent et le trouvèrent dans un état lamentable. La seconde branche du cierge avait fini de brûler depuis longtemps. Le cadi ne voulut pas user la dernière. Reconnaissant enfin qu’il se heurtait contre une manifestation de la volonté divine, il se soumit, rendit la vierge imprenable à la liberté et à sa famille, et recouvra aussitôt son sexe.
Cette aventure ébruitée fut la sauvegarde de Lella Manoubia. Jamais plus personne ne tenta de lui faire violer son vœu. Elle vécut comme une sainte, fit plusieurs miracles et, après sa mort, sa mémoire est restée vénérée.